L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
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L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique a été écrit par Walter Benjamin, philosophe, critique littéraire, critique d’art et traducteur allemand, né en 1892 à Berlin et mort en 1940 à Portbou. Walter Benjamin a participé aux travaux de l’Institut de recherche sociale (qui deviendra plus tard l’école de Francfort) étant l’ami du philosophe Theodor Adorno, un de ces intellectuels qui l’ont constitué avec entre autres Max Horkheimer et Herbert Marcuse.
Il était aussi lié d’amitié avec le dramaturge Bertolt Brecht, partageant avec lui un engagement marxiste, qui se retrouve dans son œuvre écrite.
Ecrivain juif allemand, comme le qualifiait son amie philosophe Hannah Arendt, il a beaucoup publié, des essais, des thèses sur l’art, sur l’œuvre de Baudelaire, mais aussi des écrits politiques comme ses Théories sur le fascisme allemand (1930), ou ses thèses Sur le concept d’histoire (1940).
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est son ouvrage le plus connu, qui est aujourd’hui encore une référence dans l’enseignement de l’histoire de l’art.
Le texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique rédigé pour la première fois en 1935, modifié en 1936, fut publié de façon posthume en 1955. En 1936, Walter Benjamin en rédige une version française, puis une quatrième et dernière version en 1939. C’est sur cette version de 1939, que s’appuie l’analyse qui suit.
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est un texte riche et complexe qui se propose d’étudier les nouvelles conditions de production et de réception de l’œuvre d’art au XXème siècle. En effet, avec l’apparition de la photographie puis du cinéma, le contexte de la création artistique se trouve bouleversé dans une société industrielle en pleine transformation.
Que devient l’œuvre d’art dans cette nouvelle ère technologique demande Benjamin.
L’ancien rapport religieux de recueillement devant une œuvre unique est modifié, par la survenue d’un art reproductible et qui s’adresse par nature aux masses, tel la photographie et le cinéma.
Pour sa thèse, Benjamin développe le concept d’aura pour nommer le caractère unique de l’œuvre d’art, son Hic et nunc, ici et maintenant, il s’interroge sur le déclin de l’aura.
Que devient alors l’aura d’une œuvre d’art ? Qu’advient-il de sa valeur cultuelle ? Comment passe-t-on de la valeur cultuelle à la valeur d’exposition d’une œuvre ?
Benjamin s’attache ensuite à définir ces nouveaux arts que sont la photographie et le cinéma et leur incidence sur la peinture, dans une société de masse.
Il s’interroge aussi sur le contexte fasciste de son époque, et l’existence d’une esthétique fasciste, qu’il nomme esthétisation de la politique qu’il entend combattre par une politisation de l’art.
La réflexion de Benjamin sera ici essentiellement analysée en trois parties, avec quelques commentaires portant sur la portée historique et l’actualité de la critique de Benjamin :
- Le concept d’aura et les valeurs attachées à l’œuvre d’art : Valeur rituelle, valeur cultuelle, valeur d’exposition. (Chapitres 1 à 5).
- Dans une société de masse, l’avènement de la photographie et du cinéma et ses conséquences sur la peinture (Chapitres 6 à 14).
- Esthétisation de la politique ou politisation de l’art. (Chapitre 15).
Qu’est-ce que l’aura d’une œuvre d’art ? Selon Benjamin, c’est ce qui fait son caractère unique, son authenticité. C’est son Hic et nunc, le ici et maintenant qui en fait un objet unique et irremplaçable. Pour illustrer son propos, Benjamin compare l’aura d’une œuvre à l’émotion ressentie devant un paysage, le spectateur sait qu’il s’agit d’un moment unique qu’il ne pourra plus jamais retrouver à l’identique. Benjamin le décrit ainsi « On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de ces montagnes ou de cette branche. » (p 19).
Si les œuvres d’art ont toujours été reproductibles que ce soit par exemple les élèves recopiant leurs maîtres dans les ateliers de peinture ou les bronzes, terres cuites et monnaies grecs reproduits, Benjamin se demande ce qu’il advient de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. En effet le développement de la photographie et la naissance du cinéma démultiplient de façon complètement nouvelle et illimitée les anciennes possibilités de reproduction des œuvres d’art. Avec la photographie, constate Benjamin, « la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à l’œil rivé sur l’objectif » (p 11)
Avec la reproduction technique des œuvres d’art par les moyens de la photographie et du cinéma, Benjamin prédit la fin de l’aura et un bouleversement complet des conditions de production et de réception de l’œuvre d’art dans une société désormais de masse : « car rendre les choses spatialement humainement « plus proches » de soi, c’est chez les masses d’aujourd’hui un désir tout autant passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction. » (p 20).
Pour Benjamin, l’œuvre d’art avait à ses origines une valeur rituelle, une valeur d’usage qui la définissait avant tout, elle n’avait pas nécessairement besoin d’être vue d’un public : « L’élan que l’homme figure sur les parois d’une grotte, à l’âge de pierre, est un instrument magique. Cette image est certes exposée au regard de ses semblables, mais elle est destinée avant tout aux esprits. Aujourd’hui la valeur cultuelle en tant que telle semble presque exiger que l’œuvre d’art soit gardée au secret : certaines statues de dieux ne sont accessibles qu’au prêtre dans la cella, et certaines Vierges restent couvertes presque toute l’année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles si on les regarde du sol. » (p 26).
D’après Benjamin, la valeur rituelle se confond avec la valeur d’usage de l’œuvre d’art. Il écrit aussi « le mode d’intégration primitif de l’œuvre d’art à la tradition trouvait son expression dans le culte » (p 22), valeur rituelle et valeur cultuelle sont donc caractéristiques de l’art d’avant l’époque de la reproductibilité technique au XXème siècle.
On passe alors, selon Benjamin, des valeurs rituelle et cultuelle à la valeur d’exposition de l’œuvre d’art : « A mesure que les différentes pratiques artistiques s’émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer (…) Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou les fresques qui l’ont précédé.» (p 29)
« Dans la photographie la valeur d’exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne » (p 31), Benjamin démontre ainsi la nouveauté fondamentale apportée par la photographie, « pour la première fois la valeur d’exposition l’emporte décidément sur la valeur cultuelle » (p 31). Même si dans les premiers temps avec l’usage fréquent du portrait, la photographie garde encore un aspect cultuel.
Benjamin s’enthousiasme aussi sur ces nouvelles fonctions de l’art : « pour la première fois dans l’histoire universelle, l’œuvre d’art s’émancipe de l’existence parasitaire qui lui était impartie dans le cadre du rituel. De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible » (p 24)
Ce n’est plus le critère d’authenticité qui prédomine, ne reposant plus sur le rituel, la fonction de l’art se fonde désormais sur la politique explique Benjamin, on est passé ainsi d’un art rituel à un art politique, une fonction sociale de l’art. Cette fonction sociale de l’art est importante pour Benjamin qui affiche une sympathie pour les idées marxistes.
Lorsqu’il cite un photographe, c’est pour parler des clichés d’Atget, photographies réalistes de Paris à caractères historiques : « Chez Atget, les photographies commencent à devenir des pièces à conviction pour le procès de l’histoire. C’est en cela que réside leur secrète signification politique. Elles en appellent déjà à un regard déterminé. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée » (p 32)
Benjamin s’interroge sur les bouleversements apportés à la peinture, par l’apparition de la photographie puis celle du cinéma. Il évoque la virulence des critiques contre cette nouvelle expression à ses débuts et également la volonté par ses défenseurs de l’associer à une valeur cultuelle, ce qui lui semble absurde. Il souligne que le spectateur n’est plus en contact direct avec l’acteur de cinéma comme il l’est avec l’acteur de théâtre, tout comme l’acteur de cinéma n’est plus en contact direct avec le spectateur, mais avec l’appareil, la caméra : « le public se trouve, ainsi, dans la situation d’un expert dont le jugement n’est troublé par aucun contact personnel avec l’interprète. » (p37)
Dans cette partie de son analyse, Benjamin critique certaines des conséquences de la reproduction technique, à savoir la perte de l’aura pour l’acteur de cinéma et la marchandisation de l’art et de la culture. En effet, Benjamin insiste sur la nouvelle importance des masses dans ce nouveau rapport à l’art, et sur le risque de perte de qualité devant la quantité. Sa critique se retrouve dans les écrits de ses amis philosophes Max Horkheimer et Theodor Adorno avec leur concept d’ « industrie culturelle », traduction littérale de l’allemand Kulturindustrie. Ils désignaient ainsi la production industrielle des biens culturels résultant du prodigieux développement des médias –cinéma, presse, radio, télévision, publicité, disque- que connaissait l’Amérique et dénonçaient la standardisation de la culture, et la manipulation des masses.
Ces risques liés à la culture de masse, Benjamin les montrent également en évoquant la marchandisation de l’art. En perdant son aura, l’acteur de cinéma vend avant tout son image de la même manière que l’homme politique vend son image devenue publique : « Avec le progrès des appareils d’enregistrement, qui permet de faire entendre le discours de l’orateur à un nombre indéfini d’auditeurs, au moment même où il parle, et, un peu plus tard de diffuser son image devant un nombre indéfini de spectateurs, l’exposition de l’homme politique devant cet appareil d’enregistrement passe au premier plan. (…) D’où une nouvelle sélection, une sélection devant l’appareil de laquelle la vedette et le dictateur sortent vainqueurs. » (p 44) En ressort le culte de la vedette.
Cette critique de Benjamin porte sur le risque de totalitarisme du à la société de masse, Benjamin était contemporain du fascisme et du nazisme, il s’inquiétait donc de l’utilisation totalitaire des nouveaux moyens du cinéma et de la photographie. Par la suite l’apparition de la télévision dans les années 1960 vint renforcer ces moyens de manipulation des masses, des théoriciens tels qu’Herbert Marcuse ou Guy Debord ont en quelque sorte actualisé la critique de Benjamin.
Dans son livre « La Société du Spectacle », en 1967, Guy Debord écrit « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation », cela rejoint les propos de Benjamin sur la perte de l’aura, de l’authenticité, l’éloignement de l’acteur de cinéma de son public, l’importance de la caméra, la mise en spectacle de la politique.
Mais en dehors de ces critiques, Benjamin s’enthousiasme sur les possibilités apportées par ces nouvelles techniques de reproduction, comme le changement de mode de perception de la réalité qu’amène le cinéma. La caméra nous permet de voir ce que l’œil humain ne perçoit pas nécessairement, ce que cherchait aussi à faire le cubisme par exemple. Pour Benjamin, la caméra « nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel » (p 62).
Benjamin voit dans l’expression Dadaïste, une tentative de rendre l’effet de choc des images du cinéma sur le spectateur, il compare l’aspect « tactile » de l’œuvre d’art dadaïste à celui d’un film en mouvement, « l’œuvre d’art avec le dadaïsme se fit projectile » (p66).
Benjamin reconnaît dans le cinéma un art de divertissement, de distraction, qu’il oppose à un ancien rapport de recueillement face à la peinture. En effet, là où la peinture s’adressait encore au XIXème siècle à une élite, au XXème le cinéma s’adresse aux masses. « La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception, a trouvé dans le cinéma l’instrument qui se prête le mieux à son exercice. » (p 72). Il ne voit pas là un aspect négatif à la distraction, il note l’évolution du rapport à l’œuvre d’art, dans cette démocratisation de l’accès à l’œuvre d’art que représentent la photographie et le cinéma.
Esthétisation de la politique ou politisation de l’art ? Si cette réflexion est sous- jacente tout au long de l’ouvrage de Benjamin, puisqu’il explique que l’œuvre d’art après avoir eu une valeur cultuelle a maintenant une valeur politique, elle est surtout développée dans l’épilogue. Ici Benjamin s’attaque au fascisme, qui est une des formes du capitalisme en crise. Pour Benjamin, le fascisme permet aux masses de s’exprimer mais pas de changer leurs conditions de vie, ni de changer le régime de la propriété qui reste aux mains d’une bourgeoisie. Il s’agit donc de duper les masses en glorifiant la beauté de la guerre et les envoyer au massacre. « La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. A cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles. Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre» (p 74) Le mouvement futuriste italien vient ici soutenir le fascisme, sa théorie et ses œuvres servent l’esthétique fasciste, en glorifiant la guerre.
Benjamin termine son ouvrage sur sa peur de ce qu’est capable de produire une telle société de masse, on pourrait dire aujourd’hui la Société du Spectacle « Aux temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » (p 77)
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique redéfinit les conditions de production et de réception de l’œuvre d’art, avec l’apparition de la photographie et du cinéma.
Le déclin de l’aura, concept d’authenticité et d’unicité de l’œuvre d’art, que développe Benjamin, a des aspects positifs et négatifs sur son époque.
L’aspect positif le plus évident est que l’œuvre d’art devient ainsi accessible au plus grand nombre, avec la photographie et le cinéma, l’accès à l’œuvre d’art se démocratise. Benjamin démontre qu’on passe alors de la valeur cultuelle à la valeur d’exposition.
Mais cette démocratisation de l’art et la culture comporte aussi des risques, lorsque l’usage des moyens techniques est utilisé pour manipuler les masses. A l’époque de ce texte de Benjamin, dans les années 1930, l’idéologie fasciste encense la guerre, le mouvement futuriste de Marinetti développe une esthétique de la guerre que Benjamin condamne : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. »
Ce risque de manipulation des masses, par ce qu’on appellerait aujourd’hui les nouvelles technologies de l’information et la communication, a été dénoncé dans la suite de Benjamin, dans les années 1960 par des penseurs tels que Herbert Marcuse dans « L’homme unidimensionnel » et Guy Debord dans « La Société du Spectacle ».
Le questionnement de Walter Benjamin sur la perte de l’aura et la politisation de l’art se prolonge à notre époque, où le développement de l’Internet démultiplie à nouveau les moyens de communication et de reproduction mis à la portée du plus grand nombre.